Il se regardait dans le miroir de la salle de bain. Il avait vraiment une tête à faire peur. Pas rasé, pas douché, il se passa la main sur le visage et se déshabilla. Ses vêtements tombaient là où il les lâchait. Il entra dans la douche et fit couler l'eau la plus chaude qu'il pouvait supporter. Il se plaça sous le jet et se savonna énergiquement, comme si le fait de se laver pouvait faire partir tous ces souvenirs douloureux. Il savait que c'était peine perdue.
Un jour il l'avait trouvée roulée en boule sur le canapé. Elle avait pleuré visiblement, et quand il s'approcha et lui demanda ce qu'elle avait, elle lui tendit, pour toute réponse, un petit bâtonnet de plastique, à peine plus grand qu'un stylo.
« -C'est quoi?
-Tu te fiches de moi?
-Non, je veux savoir ce que c'est!
-Tu ne vois pas là, les deux traits roses?
-Oui eh bien c'est deux traits roses, qu'est-ce que ça fait? » Et comme elle le regardait d'un air consterné il comprit.
« -Un bébé? On va avoir un bébé?
-Je vais avoir un bébé. J'ai été faire une prise de sang, je suis enceinte d'un peu plus d'un mois.
-Tu veux dire qu'il n'est pas de moi?
-Je veux dire que j'en sais rien! Comment veux-tu que je le sache? Je me dégoûte! Comment j'ai pu faire ça? Comment tu as pu me laisser faire ça?
-Doucement calme-toi, il est au courant?
-Non je ne lui ai rien dit encore.
-Alors ne lui dit rien. Je sais que c'est mon bébé. Je le sens. C'est forcément le mien, d'ailleurs je suis sûr qu'il me ressemble déjà. » Elle s'était remise à pleurer, mais de soulagement cette fois et ils avaient fait l'amour, comme pour se prouver que l'enfant ne pouvait être que d'eux.
Il commençait à avoir froid, l'eau devenait de moins en moins chaude, il avait dû vider le cumul. Il arrêta le jet de la douche et se sécha rapidement. Il commençait à se dire qu'il fallait vraiment qu'il rentre maintenant. Il remit ses vêtements et sortit de la salle de bains. Il attrapa la poubelle qui traînait toujours devant la porte et sortit de l'appartement. Il mit le sac dans la benne qui était sur le trottoir et se remit à marcher en direction de l'appartement de sa mère. Il faisait nuit noire à présent et il s'était mis à pleuvoir une de ces petites pluies fines et glacée d'hiver qui lui fit remonter le col de son manteau. Il accéléra le pas.
Il croisait des gens avec des parapluies qu'il était obligé d'éviter et se retrouva bientôt trempé jusqu'aux os. Il se souvint qu'il pleuvait aussi ce jour là. Il avait passé la matinée en rendez-vous avec son éditeur dans un bureau où les portables ne passaient pas. Il lui avait dit qu'il ne serait pas long, parce qu'elle ne se sentait pas très bien ce matin-là. Il pensait n'en avoir que pour une heure mais l'entretien s'était éternisé. A onze heure trente il avait refusé l'invitation à déjeuner et s'était précipité dehors pour l'appeler. En ouvrant son portable il reçut un message lui indiquant de consulter se boîte vocale, ce qu'il fit sans attendre. « -Allô, c'est moi, ça ne va pas. Reviens vite, si tu n'es pas là dans dix minutes j'appelle le samu. » Pris de panique il appela sa mère, lui demandant de se rendre d'urgence à la maternité, car il lui fallait une demi-heure pour la rejoindre. Quand il y arriva, il trouva sa mère dans le couloir.
« -Comment ça se passe?
-Pas très bien, ils ne veulent rien dire mais j'ai vu trois médecins entrer les uns après les autres.
-De quoi?! Il voulut entrer mais la double porte ne s'ouvrait de l'extérieur qu'avec un badge. D'énervement il donna un coup de pied dans la rangée de chaises qui s'éparpilla un peu partout dans le couloir. Une infirmière qui passait lui demanda de se calmer. Il lui hurla qu'il voulait savoir ce qui se passait, qu'il exigeait d'être présent, que c'étaient sa femme et son bébé qui étaient à l'intérieur. La jeune femme ramassa les chaises et lui dit de s'asseoir, qu'elle allait voir et qu'elle reviendrait lui donner des nouvelles.
Ce fut l'obstétricien qui vint. Et d'un regard il sut que c'était fini. Il se leva tandis que l'homme s'approchait.
« -L'accouchement s'est mal passé. Elle a perdu beaucoup de sang, sa tension est montée trop vite...
-Mais elle va bien? Ça va aller, non?
-Je suis désolé...
-Non! Vous n'êtes pas désolé! C'est faux! Maman dis lui!
-Je suis désolé Monsieur, mais c'est fini. Nous avons fait notre possible...
-Non! Elle n'est pas morte! Je... Elle n'est pas...
-Non pas encore. Elle a demandé à vous voir. Mais je vous préviens, il faut vous calmer. Si vous criez encore je vous ferai évacuer.
Il était entré dans la salle aux murs vert pâle et à la lumière glauque sur la point des pieds, respirant à peine pour étouffer ses sanglots. Elle était allongée sur le lit, des tuyaux et des machines lui sortaient du corps. L'infirmière qui était là arrêta le son des appareils et sortit en silence, les laissant seuls. Il s'approcha. Elle avait les yeux ouverts, elle le cherchait et il lui prit la main. Son visage n'était déjà plus le sien, elle ne ressemblait plus à le jeune femme qu'il avait laissée dans leur lit le matin même, à tel point qu'un instant il crut s'être trompé. Mais elle lui parla.
« -Nous avons un fils...
-De quoi?
-Un petit garçon. » Sa voix n'était qu'un murmure. Il dut se rapprocher pour l'entendre et se mit à lui caresser les cheveux. Elle reprit :
« -Écoute-moi, tu va prendre soin de lui d'accord?
-Bien sûr, qu'on va prendre soin de lui... Sa voix trembla. Il retint un sanglot.
-Non moi c'est trop tard...
-Non...
-Écoute-moi. Il s'appelle Hashem. Ça veut dire « Dieu à voulu » en hébreu...
-Hashem? Un fils?..
-Occupe toi de lui d'accord? » Il ne comprenait plus. Son cerveau refusait de comprendre. Elle sourit, puis elle ferma les yeux.
Il ne se souvenait plus ce qui s'était passé ensuite. Il revoyait sa mère avec un bébé dans les bras, la voiture, la maison... Il se souvenait comme elle sentait bon le soir où ils avaient dansé sur le trottoir, et puis il entendait les cris, les pleurs de cet être démesurément petit qui l'empêchaient de dormir, et que sa mère gardait dans la petite chambre qui servait auparavant de bureau. Un fils. Dieu à voulu? Quoi? Qu'elle parte comme ça? C'était trop injuste. Ils n'avait rien fait de mal! Elle n'avait rien fait de mal! Elle était partie et il n'avait plus rien. Le souvenir de son odeur et quelques photos... Rien... Le vide absolu qu'il tentait de noyer dans l'alcool et qui revenait l'envelopper tous les matins dès son réveil. Rien... Hashem... Elle avait laissé un fils. Cet enfant, c'était une petite part d'elle! C'était elle! Dieu a voulu...
Il s'était mis à courir. Il entra dans l'appartement de sa mère en trombe. Elle tenait le bébé dans ses bras, mais elle se faufila vite dans la chambre au moment où il arrivait. Elle savait qu'il ne supportait pas de le voir et encore moins de l'entendre. Il entra derrière elle. Elle se retourna, surprise.
« -Il pleure encore, désolée, je n'arrive pas à le calmer.
-C'est pas grave. Je peux le prendre?
-Quoi? Oui bien sur, c'est ton... Oui tiens, fais attention à sa tête... Il pleure toujours je ne sais plus quoi faire... Ça fait un mois que je ne dors pas... Voilà. »
Il avait dans les bras cette petite chose hurlante. Le nourrisson ouvrait grand la bouche pour crier. Ses petits bras étaient crispés dans l'effort du hurlement continu qu'il poussait.
« -Chut... Hashem... C'est fini. Papa est là... Chut... » Le bébé se calmait. Le cri strident se transformait peu à peu en pleurs humains, puis en sanglot. Il finit par ouvrir les yeux et plonger son regard dans celui de son père, qui s'était mis à pleurer. A travers ses larmes il voyait le regard scrutateur de son fils, ce regard intense que lancent les nourrissons à leurs parent. Le premier regard qui vous fait prendre conscience que vous n'êtes plus seul, que vous ne le serez plus jamais.
« C'est bien, mon bébé. Voilà c'est fini. Papa est là... On va rentrer à la maison. »
fin